ModuLoop de Thomas Guillot : boîte à outils vivante pour le DJing — et le design

Cet article est issu d’un entretien mené avec Thomas Guillot autour de son projet ModuLoop, conduit durant ses études — période où j’ai eu le plaisir d’être l’un de ses enseignants. Si j’en parle aujourd’hui, c’est qu’au-delà d’une exécution technique ou d’un simple « projet d’école », sa proposition résonne avec le numérique et le design en tant que domaines. Réalisé quelques mois après la soutenance, cet échange nous a permis d’approfondir le sens et la portée de cette recherche dont Thomas débuté aujourd'hui la mis en chantier d'une nouvelle version.

27/11/2025

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Résumé

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TL;DR 1 min.

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Accompagner un projet de fin d’études pendant une année permet d’observer, au plus près, la manière dont une idée devient un système cohérent. Le travail de Thomas Guillot, mené en Master UX/UI à l’ECV Digital Bordeaux, s’inscrit dans cette dynamique : concevoir un logiciel de DJing entièrement numérique, multi-plateformes, interopérable et modulaire, articulé autour d’un principe d’hyper-personnalisation. L’ambition est claire : « faire un Ableton Live avec une vision DJ. Inverser sa logique : Ableton Live est un logiciel de composition qui permet le live ; je veux réaliser un logiciel de DJing qui permet aussi la composition. » Cette inversion pose d’emblée le cadre d’une recherche où l’interface n’est pas seulement un support d’action, mais un milieu de création qui reconfigure les rapports entre outil, pratique et apprentissage.

L’entreprise de Thomas se nourrit d’une culture de musique électronique : celle des synthétiseurs modulaires, de Pure Data et des environnements fondés sur l’assemblage, ainsi que d’une pensée atomique du numérique (blocs → composants → système). Elle s’inscrit aussi dans une histoire plus large : celle de la culture open (open source, open data, Creative Commons) et de l’hyper-personnalisation. L’interface n’y est pas un simple service, mais un terrain d’enquête — au sens de John Dewey — où l’usager explore, expérimente et ajuste pour faire émerger des solutions opérantes, comme je l’ai développé dans Après l’UX — l’expérience comme espace d’émancipation selon John Dewey.

Du modulaire à l’hyper-personnalisation

Le projet s’enracine dans une intuition forte : l’interface comme boîte à outils vivante. Plutôt qu’une bibliothèque fermée de composants, il s’agit d’un cadre de création modulaire, où chaque élément (fondations, composants, widgets, menus) est combinable, interchangeable et interopérable. La logique n’est pas de prescrire un parcours utilisateur figé, mais de permettre la composition d’expériences adaptées au contexte, au dispositif et à la finalité.

Cette perspective prolonge une généalogie du numérique orientée fabrication : des premiers systèmes modulaires des synthés analogiques aux environnements nodaux (Max/MSP ou Pure Data), en passant par l’essor des communautés open source. Elle affirme une idée simple et féconde : l’outil ne se contente pas de répondre à un besoin, il peut incarner une nécessité de liberté qui, en circulant socialement, transforme les pratiques. C’est exactement ce qu’a produit Ableton Live dans l’histoire récente de la musique nous rappel Thomas : un modèle d’interface a favorisé une nouvelle manière de composer et de performer, faisant naître des formes musicales et des usages inédits. Thomas se situe dans cette lignée, mais en déplaçant le centre de gravité vers le DJing, avec la composition comme capacité implicite.

Synthétiseur modulaire Moog

L'interopérabilité des écrans

L’hypothèse de travail : faire coopérer smartphone, tablette et PC au sein d’une architecture distribuée. Le PC peut alors servir de surface de retour (vues audio, set programmé, bibliothèques) — notamment en live —, tandis que smartphone et tablette, en raison de leur tactilité, se dédient au contrôle des modules (son, FX).

Cette approche suppose de reconnaître la spécificité de chaque interaction :

  • Smartphone : petite surface et gestuelle fine ; distance de lecture variable.

  • Tablette : surface plus généreuse, gestuelle plus ample.

  • PC : grande surface visuelle, mais gestuelle restreinte (clavier/souris).

Vue du design system Moduloop

Sur le plan visuel et informationnel, le multi-écran impose une sélection intelligente de ce qui peut être affiché, notamment sur smartphone où la place manque. Sur le plan architectural, il exige un modèle modulaire homogène : chaque module audio doit encapsuler ses fonctionnalités essentielles de manière indépendante de la plateforme d’affichage, pour rester compréhensible, manipulable et cohérent partout. Autrement dit, l’unité de sens n’est pas l’écran, mais le module — portable, réutilisable, orchestrable.

L’expérience d’usage "en aveugle" du live

Le live est un contexte hautement contraint du DJing. Pendant la performance, le DJ est visuellement tourné vers le public. Il navigue donc souvent « en aveugle », sans repères tactiles (écrans lisses), contrairement aux interfaces physiques habituelles. Il agit également depuis une posture debout, avec les devices posés sur une table — ce qui allonge la distance visuelle par rapport à l’usage assis (PC) ou en main (mobile). Le smartphone ainsi posé, double voire triple la distance de lecture : une UI « standard » devient immédiatement inopérante.

Face à ces enjeux confirmés par les tests fait en situation réelle avec des DJ en live, la réponse proposée par Thomas est radicale et juste : réduire et agrandir.

  • Réduire pour limiter l’interface à quelques fonctions critiques (ex. un contrôle de volume et quelques boutons d’action), afin de minimiser la charge perceptive.

  • Agrandir pour employer des caractères plus grands, des cibles tactiles amples et une hiérarchie visuelle évidente, pour garantir la lisibilité, la vitesse d’action à distance et favoriser une mémorisation visuelle capable de compenser un déficit tactile.

L'interface physique — Thomas en DJ set

Un partie pris que Thomas intègrera dans sa prochaine mise à jour de Moduloop et qui transformera le smartphone en interface minimale de scène, pensée pour l’opérabilité en conditions dégradées. Il illustre une UX qui part de la situation réelle d’usage : ce qui compte, ce n’est pas l’exhaustivité des fonctions, mais la continuité de l’action dans un environnement bruyant, mouvant et relationnel.

Un système modulable

Au cœur du design system, l’objectif est double :

  1. concevoir un modèle organisationnel simple et rationnel qui réduit la charge cognitive,

  2. assurer la polyvalence des éléments pour qu’ils s’adaptent aux différents environnements tout en partageant des modules et composants communs.

Le design system dépasse la charte visuelle : il devient un système de composition. Les unités (widgets, sous-composants) doivent rester cohérentes et réutilisables d’un device à l’autre. Les variables ne règlent pas seulement le style, mais aussi les états, comportements et règles d’adaptation — une carte logique du produit, exploitable même sans prototype complet. C’est cette ingénierie du sens qui rend possible l’hyper-personnalisation sans perdre l’utilisateur.

Vue du design system Moduloop

Au cœur de cette approche, Thomas formalise un Widget Master Template adossé à une bibliothèque de sous-composants fonctionnels (FX, Loops, Transport, etc.). L’idée n’est pas de figer des écrans, mais d’outiller la composition de widgets et de layouts selon les besoins de la performance, le type d’appareil et le mode d’utilisation (composition, live, mobile, desktop).

Cette grammaire outille les designers à pensée modulaire et systémique : elle ne prescrit pas un résultat unique, elle autorise des assemblages. Elle prolonge la thèse de la « boîte à outils vivante » — telle que l’a nomme Thomas. Un design system évolutif, ouvert, où la variabilité n’est pas une menace mais une ressource — un moteur du design.

Une éthique de l’expérience et de l'enquête

Le projet engage enfin une critique constructive de l’UX classique : il déplace la promesse d’une interface lisse et normative vers une pratique d’enquête — telle que développée par Dewey où l'expérience n’est pas l’exécution d’un scénario pré établi, mais une activité créative qui va du problème à la stabilisation provisoire par l’ajustement et la ré-organisation des moyens. L’hyper-personnalisation apparaît alors comme un paradigme à construire — au-delà de la personnalisation de type dashboard — et globalement structurant jusqu’au niveau des OS.

En ce sens, l’interface musicale devient un laboratoire pour l’interface en général : elle repousse les frontières entre concepteur et utilisateur, développeur et créatif. Elle fait émerger une écologie de pratiques où la liberté de configuration et la responsabilité de conception se partagent différemment. Le design system n’est plus un code de bonne conduite : c’est une infrastructure de création.

Conclusion

Le projet de Thomas Guillot ne se résume pas à « un autre logiciel de DJing ». Il constitue une proposition structurante : un système modulaire, multi-écrans, hyper-personnalisable, pensé pour le live et extensible à la composition. En affrontant successivement les contraintes du multi-écran, les exigences du live et les impératifs d’un design system opérant, Thomas dessine une voie où l’interface redevient un terrain d’enquête et d’autonomie créative.

L’horizon est ambitieux : faire de l’interface une boîte à outils vivante, capable d’accueillir des usages imprévus sans perdre en intelligibilité. En assumant la culture open, l’héritage du modulaire et la centralité de l’expérience comme enquête, le projet propose plus qu’un produit : un cadre évolutif pour penser et fabriquer des interfaces qui libèrent. C’est, sans doute, la meilleure manière d’honorer la leçon des créateur d’Ableton Live tout en la déplaçant : non pas reproduire un modèle, mais en inventer la prochaine articulation.

Gerhard Behles et Robert Henke — créateurs d'Ableton — à Berlin 1999