Pré-histoire de l’interface — pour une archéologie du geste tactile
08/06/2025
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Les écrans occupent une place centrale dans nos vies contemporaines. Du réveil au coucher, ils rythment nos gestes, encadrent nos échanges, filtrent notre accès au monde. Qu’ils soient posés sur un bureau, tenus dans la main ou suspendus dans l’espace public, ils façonnent notre environnement perceptif. À la fois surfaces d’affichage et dispositifs d’accès, ils fonctionnent comme des seuils : passages entre l’ici et l’ailleurs, entre l’image et le geste, entre le monde et sa représentation.
Parmi ces écrans, les interfaces tactiles représentent l’une des dernières évolutions majeures. Leur généralisation, portée par la diffusion massive des smartphones, tablettes et dispositifs interactifs, transforme profondément notre rapport aux images. Ces surfaces, que l’on effleure, glisse ou tapote, engagent une relation sensible entre le regard, le geste et la matière visuelle — une perception incarnée, où l’image se donne autant à voir qu’à toucher.
Dans cette interaction, le regard ne précède pas simplement le geste : il s’y articule. L’œil guide le doigt, anticipe le mouvement, cherche les zones actives, tandis que le toucher valide, sélectionne, active — et parfois même corrige ce que le regard n’a pas perçu. Ce va-et-vient entre vue et main, entre distance optique et proximité haptique, constitue une forme d’attention incarnée, où l’image n’est jamais purement visuelle, mais toujours déjà sensorielle.
Cette relation profonde entre l’image et le geste, entre la forme et le toucher, ne date pas de l’ère numérique. Elle prend racine dans les pratiques graphiques les plus anciennes. Dans les grottes de Lascaux, Chauvet ou Altamira, les premières images humaines sont tracées sur des parois irrégulières, creusées, bombées. Elles ne s’imposent pas à la surface : elles en épousent les plis, prolongent les reliefs, surgissent dans les cavités. Le peintre préhistorique ne projette pas une image sur un fond neutre : il compose avec la roche, il suit ses lignes, il dialogue avec sa matière. La paroi n’est pas un support : elle est une matrice. L’image devient interface avant la lettre : espace partagé entre un geste, une matière et une lumière.
C’est cette généalogie sensible du geste visuel que cet article propose d’explorer, en tissant un lien inattendu entre les premières images tracées sur la pierre et les interfaces tactiles contemporaines. L’enquête s’ouvre sur les images pariétales, où le relief de la roche structure le tracé et engage une perception fondée sur le contact, l’inscription et la présence.
À partir des analyses de Tim Ingold et Aloïs Riegl, une deuxième partie interroge le trait comme relief, non plus visuel mais tactile : une ligne qui oriente, hiérarchise, mais surtout qui fait sentir. S’ensuit une réflexion sur les relations d’échelle et de distance, qui conditionnent notre manière d’habiter une image — dans la grotte comme sur l’écran — et sur la manière dont la proximité transforme le regard en toucher.
Dans une quatrième partie, nous relisons l’histoire du design d’interface à travers la tension entre visualité optique et haptique, de la métaphore analogique des débuts à l’émergence d’un langage plus incarné avec le Material Design. Ce cadre permet de comprendre l’échec de la perspective 3D dans les interfaces, incapables d’engager le corps, à la différence du bas-relief numérique, plus apte à susciter une interaction sensible.
Enfin, la dernière section s’attache à ce qui fait surgir l’image : la lumière instable, le chaos perceptif, la mémoire tactile. De la grotte à l’écran, une même dynamique apparaît — celle d’une image à activer, à habiter, à découvrir — dans laquelle l’interface se révèle non comme une surface de contrôle, mais comme un paysage sensoriel mouvant, co-construit par le regard et le geste.
De la paroi au geste : matière, image et mémoire haptique
Ce qui frappe, dès l’entrée dans les grottes ornées — que ce soit à Lascaux, Chauvet ou Altamira —, c’est la manière dont le relief naturel de la paroi est intégré à la composition. Un renflement devient le dos d’un bison, une fissure marque le contour d’un cerf, une cavité accueille un œil ou un sabot. Le trait ne recouvre pas la roche : il en prolonge les lignes, en accompagne les courbures, en accentue les aspérités. L’image est indissociable de la matière qui la porte. Elle surgit de la paroi autant qu’elle y est tracée.
Dans une étude précise des pratiques pariétales, Jean Brot (L’utilisation des reliefs naturels dans l’art pariétal paléolithique, Palethnologie, n° 5, 2013, p. 75–91) a montré comment l’artiste paléolithique tire parti du relief pour structurer son image : le choix du support, la manière de peindre, la position du corps dans l’espace répondent à une logique matérielle autant que visuelle. Il ne s’agit pas simplement de représenter un animal, mais de l’inscrire dans une surface vivante, d’interagir avec ses volumes, ses ombres, ses accidents. L’image naît alors d’un engagement corporel dans un espace contraint et dynamique. Le tracé est moins un dépôt de signes qu’une inscription physique dans la matière.
Dans ce cadre, la topographie de la grotte devient une composante essentielle de l’image. Les figures ne sont pas simplement « situées » : elles existent par leur emplacement. Leur visibilité, leur lisibilité, leur impact sensoriel dépendent du point de vue du spectateur, de la source lumineuse, du rythme du déplacement. Certaines images ne se laissent percevoir qu’à un angle spécifique ; d’autres ne se révèlent que dans la pénombre, sous un éclairage rasant. Il faut bouger, éclairer, explorer pour en saisir les formes. La paroi impose un temps de lecture, une expérience incarnée, une immersion sensorielle.
Mais alors, où se trouve aujourd’hui l’équivalent fonctionnel de la paroi dans notre rapport aux images ? Quelle est, dans notre expérience perceptive contemporaine, la surface qui guide le geste, informe la vision, structure l’attention, comme le faisait la roche pour le peintre paléolithique ? Certainement pas dans les objets techniques eux-mêmes, dont les surfaces sont lisses, homogènes, brillantes, et n’offrent aucune résistance ni accident à la main.
Ce sont nos habitudes optico-tactiles, nourries par l’expérience de vie, qui remplissent cette fonction. Une forme appelle un mouvement, une courbe suggère un glissement, un creux attire le doigt. Ce n’est plus la matière qui structure directement le geste : c’est la mémoire perceptive du corps, constituée d’associations, d’intuitions gestuelles, d’attentes sensorielles. Un chaos relatif d’expériences — toucher du bois, froisser du papier, effleurer une feuille, balayer de la poussière — a construit en nous une bibliothèque de gestes et de formes, une grammaire sensorielle silencieuse. Cette mémoire n’est pas universelle, mais elle est profondément ancrée.
Concevoir une interface, c’est mobiliser un répertoire haptique déjà actif dans le corps.
Elle se forme dès l’enfance, dans le contact avec les choses du monde. Le sol, les feuilles, les jouets, la peau, les outils rudimentaires : autant de textures, de poids, de résistances qui façonnent notre perception. L’enfant développe, jour après jour, une coordination entre l’œil et la main, en frottant, en pinçant, en grattant, en faisant rouler, en effleurant. Ces gestes simples — explorer une surface du bout des doigts, faire glisser un objet pour le rapprocher ou le repousser, presser une zone pour en sentir la réponse — forment un fond haptique qui conditionne notre manière de percevoir les images.
Ce sont précisément ces gestes naturels, nés dans la friction du monde réel, que l’on retrouve transposés, presque sans médiation, dans les usages numériques. Glisser pour déplacer, pincer pour zoomer, tapoter pour sélectionner, balayer pour effacer : autant de gestes familiers non parce que l’interface les a enseignés, mais parce qu’ils existent déjà dans le corps. Le design ne les a pas inventés : il les a reconnus, puis traduits. Il les a extraits de leur contexte d’origine pour les réinjecter dans un espace visuel abstrait. Chaque designer y reconnaîtra ce que Don Norman a théorisé sous le nom d’affordance perçue : la capacité d’un élément visuel à suggérer une action possible par sa seule forme. Si Norman n’a pas fondé ce concept sur une approche incarnée, il en capte pourtant cette coïncidence profonde entre perception et mouvement, entre forme et fonction, rendue possible par une mémoire sensorielle préexistante.
Ainsi, concevoir une interface, c’est mobiliser un répertoire haptique déjà actif dans le corps. C’est faire en sorte que l’image appelle un geste, non par convention apprise, mais par familiarité incarnée. Une intuition qui prolonge, en creux, ce que la paroi préhistorique exigeait déjà du peintre et du spectateur : une attention à la matière du monde, à la forme qui fait signe, au geste qu’elle déclenche.
Le trait comme relief : vers une visualité haptique
Dans Une brève histoire des lignes, l’anthropologue Tim Ingold propose une redéfinition sensible du tracé. Il affirme que « suivre une ligne, ce n’est pas marcher derrière une pensée, mais marcher avec la matière » (Ingold, 2011, Zones Sensibles, trad. S. Renaut). Autrement dit, dessiner n’est pas un acte mental de projection sur un support neutre, mais une manière de sentir la surface, de s’y engager corporellement, en continuité avec le monde. Le trait n’est pas une abstraction visuelle, mais une trace habitée, un chemin sensoriel, une manière de faire monde avec les matériaux.
Cette conception trouve un écho remarquable dans les analyses d’Aloïs Riegl, notamment à propos des bas-reliefs égyptiens, qu’il considère comme emblématiques d’un régime haptique de visualité. Dans ces œuvres, la forme est cernée de contours nets, les volumes aplatis, les figures stylisées. Le relief minimal ne cherche pas à produire une illusion optique, mais à affirmer une présence tactile, à même la pierre. Riegl écrit :
« Le spectateur savait bien qu'il n'avait devant lui qu'une surface et l'artiste égyptien [...] voulait non seulement éviter de susciter chez lui l'illusion d'une forme [...] il voulait – au cas où cette illusion risquait néanmoins de se produire – la lui retirer aussitôt. [...] Le relief égyptien ancien n'a pas davantage dépassé la modeste élévation qui suffisait à donner à l’œil l’impression d’une forme vue d’un seul côté ; on évita également un modelé accentué, de même que les contours qui se chevauchent [...]. Avec la demi-bosse et le trait la surface subjective est donc entrée dans les arts plastiques. » (Les éléments de l’œuvre d’art, trad. fr., Klincksieck, p. 127)
Le regard ne fait pas que voir : il touche à distance.
L’œil suit ici les lignes comme la main aurait suivi le creux. Le trait remplace le toucher. Il devient un mode d’accès sensoriel à la forme, et transforme la surface en une image à explorer, à effleurer, à habiter du regard.
Ce rapport haptique au tracé trouve une nouvelle pertinence dans le design contemporain. Dans les interfaces graphiques, le trait n’est jamais seulement visuel : il structure, hiérarchise, oriente, mais surtout, il fait sentir. Il agit comme un relief minimal, un soulèvement graphique qui, sans créer d’illusion, suggère une épaisseur perceptive. Une ligne de séparation, un soulignement, une bordure fine : autant de formes apparemment banales qui, par leur densité, leur tension, leur netteté, activent une sensation de matière. Le regard ne fait pas que voir : il touche à distance.
C’est là un renversement important : ne plus concevoir le relief comme une forme à simuler pour les yeux, mais comme une présence à sentir avec le regard, à la manière d’un toucher optique. Pour le designer, cela signifie penser le tracé non comme une simple frontière graphique, mais comme un stimulus perceptif, un vecteur d’épaisseur sensorielle. Il ne s’agit plus seulement de figurer ou d’organiser, mais de faire affleurer une matérialité visuelle, une résistance perceptible dans le champ même de l’image.
Ce rôle sensoriel du trait, souvent réduit à sa fonction ornementale ou informative, invite à repenser profondément notre rapport au graphisme. Le trait devient un outil de relation, un langage de contact, qui ne s’adresse pas à un regard abstrait mais à un regard incarné, nourri d’une mémoire du toucher. Il engage une forme de design tactile, même sur des écrans lisses, en éveillant une perception haptique par le seul jeu du visuel.
Ce rôle sensoriel du trait, loin de se limiter à une affaire de style graphique, modifie profondément la manière dont une surface est perçue, explorée, habitée. Le trait devient une invitation au contact, un vecteur de présence dans l’image — non plus en tant que représentation, mais en tant que relation. À la suite de Riegl, cette approche appelle à approfondir la géométrie sensorielle de l’image elle-même : quelles distances, quels rapports d’échelle, quelles postures corporelles conditionnent cette perception haptique ?
Relation échelle, distance
Dans la conception haptique de l’image proposée par Aloïs Riegl, la perception visuelle n’est jamais isolée du toucher : elle en dépend, s’en souvient, en prolonge les effets. Le regard seul ne suffit pas à construire une forme tridimensionnelle : il faut pour cela l’expérience du corps, l’appui d’une mémoire sensorielle. Riegl écrit :
« Toutes les choses de la nature ont une forme, c’est-à-dire qu’elles s’étendent suivant les trois dimensions : hauteur, largeur et profondeur. Seul le toucher nous permet cependant de nous assurer directement de cet état de fait. […] Ce n’est que lorsque nous avons recours aux expériences du toucher que nous complétons en esprit la surface à deux dimensions perçue par les yeux pour en faire une forme à trois dimensions. […] Plus le spectateur se rapproche de la chose de la nature, plus cet effet s’intensifie naturellement jusqu’à ce que le souvenir des expériences du toucher domine à tel point que l’homme n’a plus du tout conscience des erreurs d’appréciation dues à ses yeux. » (Riegl, 1893/1999, pp. 121–122)
Ce passage permet de penser l’image non comme un plan abstrait offert à une vision distante, mais comme un objet perceptif situé, à explorer selon différents régimes de proximité. C’est précisément ce que l’art pariétal met en scène : à distance, l’œil perçoit une forme globale, une scène dynamique façonnée par la lumière et le relief ; à proximité, ce sont les textures, les contours et les variations de matière qui appellent l’œil à se faire main. La vision devient tactile, presque motrice, sollicitant la mémoire du geste autant que celle de la forme.
Ce jeu de distances n’est pas propre à la grotte. Il trouve un prolongement frappant dans notre relation contemporaine aux interfaces tactiles, où la perception varie selon l’éloignement du corps, l’engagement du doigt, l’échelle du regard. L’écran, comme la paroi, n’est pas une image fixe : c’est un espace de lecture variable, gradué selon l’action du corps. Regarder de loin, approcher la main, effleurer du doigt : autant de positions qui modifient le sens de ce qui est vu.
Plus on s’approche, plus la vue s’active comme une main.
Les images pariétales se donnent à lire selon trois régimes de distance, chacun engageant une modalité perceptive spécifique :
À distance, le regard saisit la forme globale, le mouvement d’ensemble. Le relief de la paroi et la lumière mouvanteaniment l’image : le dessin épouse la matière, l’œil perçoit un tout vivant.
À proximité, le spectateur suit les contours, explore les textures, les inflexions du trait. La surface devient lisible tactilement, même par le regard. C’est la distance haptique décrite par Riegl : une vision enrichie par le souvenir du toucher, où l’œil se fait main.
Au contact, le corps touche la roche. La rugosité, la température, les creux réels renforcent la perception. L’expérience devient optico-tactile, profondément incarnée.
Ce jeu de distances trouve un prolongement dans nos interfaces numériques :
De loin, l’écran, par exemple dans les vitrines d’un Apple Store, s’offre comme une fenêtre visuelle. L’image est lumineuse, brillante, lisse. On la regarde comme un tableau, sans interaction : une surface optique, abstraite, distante.
À la distance de la main, l’image devient objet d’attention. On anticipe le contact, on observe les éléments interactifs : c’est une perception haptique, proche, chargée d’intention.
Au contact, l’écran réagit au doigt : il glisse, s’anime, répond. L’image devient alors une paroi réactive, co-produite par le geste et le regard.
Ainsi, des parois de Lascaux aux écrans d’aujourd’hui, l’image ne se donne jamais d’un seul bloc. Elle se déploie dans un espace sensoriel mobile, à travers le corps, dans un va-et-vient entre distance et proximité, regard et geste. Riegl nous aide ici à penser l’écran non comme une simple surface visuelle, mais comme un territoire perceptif, un espace à parcourir par les sens.
Chez Riegl, la visualité haptique ne se réduit pas à une simple proximité physique avec l’objet : elle engage un mode de perception fondé sur le contact — réel ou mémoriel — entre l’œil et la surface. La distance ici n’est pas qu’une mesure spatiale : elle devient une modalité d’expérience, une condition d’accès au sensible. Plus on s’approche, plus la vue s’active comme une main : elle caresse les contours, suit les creux, enregistre la tension des lignes. À l’inverse, la visualité optique s’appuie sur une mise à distance de la forme, sur sa saisie globale, organisée, représentée.
Ce rapport entre proximité perceptive et lisibilité graphique se rejoue pleinement dans le design d’interface. Sur un écran, l’échelle du trait, l’épaisseur des formes, la densité des éléments sont conçues pour des distances précises — souvent celles du bras tendu ou de la main en appui. Un bouton trop fin, une icône trop dense, une typographie trop serrée deviennent illisibles ou désagréables à manipuler. L’interface impose donc une échelle minimale, non pas fonctionnelle mais sensorielle, qui engage la lecture comme un toucher.
La représentation graphique ne se donne jamais seule : elle suppose un corps qui regarde, qui s’approche, qui interagit. Elle est toujours située dans un champ perceptif, et c’est pourquoi la question de l’échelle n’est pas seulement technique ou ergonomique — elle est phénoménologique. Une ligne, une forme, une disposition peuvent être perçues comme signifiantes ou insignifiantes, selon qu’elles tombent dans le champ d’un regard en mouvement, ou sous la main qui explore. Le graphisme numérique, en ce sens, ne s’adresse pas à une vision abstraite, mais à un regard incarné, qui porte en lui une mémoire du geste, une attente tactile.
Ce renversement — penser le graphisme non du point de vue de la composition, mais de la distance corporelle qui rend la perception possible — permet de rapprocher encore un peu plus les surfaces pariétales et les écrans contemporains. Dans les deux cas, c’est le mouvement du corps, la relation dynamique au support, qui structure l’image. Et dans les deux cas, c’est à une expérience située que le spectateur est convié : ni purement visuelle, ni totalement tactile, mais haptique — c’est-à-dire fondée sur une co-présence du regard et du geste.
Ce déplacement du regard vers le geste, de la forme vers l’engagement corporel, invite alors à reconsidérer l’histoire même des interfaces : non plus seulement comme une suite d’innovations techniques ou graphiques, mais comme une série de tentatives — plus ou moins conscientes — pour articuler vision et action, distance et contact, dans un espace visuel habité par le corps.
Vers une histoire optico-haptique de l’interface
Dès les débuts de l’informatique personnelle, le design d’interface s’est appuyé sur des métaphores visuelles issues du monde physique : dossiers, poubelles, blocs-notes, interrupteurs. Ce paradigme, hérité du bureau analogique, est formalisé dès les années 1970 au Xerox PARC, puis popularisé par Apple avec le Lisa (1983) et surtout le Macintosh(1984). Il repose sur une logique optique de la reconnaissance : il s’agit de voir pour comprendre, d’associer chaque élément à une fonction familière. Ce qui domine alors, c’est la notion de modèle conceptuel (Donald Norman) : une représentation mentale claire de l’environnement numérique, permettant à l’utilisateur d’anticiper les actions possibles. Le geste n’y est pas central ; ce qui compte, c’est la lisibilité visuelle, la cohérence métaphorique et la compréhension cognitive du système.
Avec l’arrivée des interfaces tactiles, amorcée dès le début des années 2000 mais démocratisée par Apple avec l’iPhone (2007), ce rapport change. Le doigt remplace la souris, l’écran devient surface d’interaction directe. Mais cette proximité gestuelle exige de nouveaux repères visuels : comment voir ce que l’on touche ? comment toucher ce que l’on voit ? Le design d’interface entre alors dans une zone de tension entre deux régimes : un régime optique, fondé sur la distance, la représentation, l’objectivité ; et un régime haptique, fondé sur la proximité, l’implication sensorielle, la mémoire du geste.
Le skeuomorphisme, promu notamment par Scott Forstall chez Apple dans les premières versions d’iOS, cherche à résoudre cette tension en simulant la matérialité des objets : cuir, bois, métal, reflets. Il tente de réactiver un toucher par la vue, en empruntant à la texture et au volume des objets familiers. Mais cette stratégie devient vite trop illustrative, voire kitsch, et cède la place à un nouveau courant : le flat design, popularisé par Microsoft avec Metro UI(Windows Phone, 2010), puis adopté par Apple dans iOS 7 (2013). L’interface devient plane, minimale, fonctionnelle, mais aussi plus abstraite, plus distante, moins sensible au corps.
C’est dans ce vide sensoriel que Google introduit en 2014 le Material Design, pensé dès l’origine pour les interfaces Android. Le système est fondé sur le paradigme du papier et de l’encre : un univers graphique fait de couches empilées, de profondeurs suggérées, de mouvements fluides et de transitions physiques. Il réintroduit une forme d’épaisseur perceptive, en simulant une structure tangible adaptée à l’interaction tactile. Le geste retrouve une forme d’ancrage, non plus dans des objets mimés, mais dans une grammaire visuelle cohérente qui tente de faire sentir la structure de l’écran. Il ne s’agit plus seulement de voir pour comprendre, mais de voir pour sentir, d’ancrer le regard dans une matérialité suggérée.
L’écran n’est plus seulement une surface à lire, mais un espace à habiter.
La sortie d’Android 14 et l’introduction du design Material 3 Expressive marquent une nouvelle étape dans cette évolution vers une interface plus haptique. Google y approfondit l’intégration du toucher simulé au cœur de l’expérience utilisateur : les animations deviennent plus fluides et réactives, les transitions plus élastiques, et chaque interaction — comme le glissement d’une notification ou l’ajustement du volume — est accompagnée d’un retour haptique subtil, synchronisé avec le mouvement visuel . Ce raffinement du langage sensoriel vise à renforcer la sensation de matérialitéde l’interface, en conjuguant vue, geste et vibration dans une chorégraphie perceptive cohérente. Loin d’être un simple embellissement, cette approche traduit un virage haptique assumé : l’écran n’est plus seulement une surface à lire, mais un espace à habiter, où chaque élément visuel est conçu pour répondre au corps et évoquer une présence tangible.Ainsi, Android 14 ne se contente pas d’optimiser l’interface, il reconfigure notre rapport sensoriel au numérique, en amplifiant la dimension tactile de la visualité.
Ainsi, l’histoire du design d’interface peut être relue à travers cette oscillation entre visualité optique et visualité haptique, entre abstraction distante et présence sensible. Chaque évolution graphique — du bureau de Xerox au Material Design de Google, du skeuomorphisme à l’interface expressive — traduit une négociation entre l’œil et la main, entre le monde des signes et celui des gestes. Et c’est peut-être là, dans cette tension jamais totalement résolue, que se joue l’enjeu fondamental de l’interface : non pas représenter le monde, mais le rendre habitable par la perception.
Dès lors, une question s’impose — presque comme une anomalie historique : pourquoi la perspective linéaire, si centrale dans la culture visuelle occidentale depuis la Renaissance, n’a-t-elle jamais réellement trouvé sa place dans le design d’interface ? Alors même que les processeurs graphiques permettent depuis longtemps de simuler des espaces tridimensionnels complexes, aucun système d’exploitation majeur n’a adopté une véritable interface en perspective 3D réaliste. Android, iOS, Windows ou macOS privilégient tous des interfaces plates, superposées, à relief peu profond, plus proches du bas-relief que du trompe-l’œil. Pourquoi, malgré tout, l’interface reste-t-elle sans fuite ni profondeur, alors que tout semblait inviter à la simuler ?
L’échec de la perspective : pourquoi la 3D ne fonctionne pas
Pour comprendre pourquoi la perspective tridimensionnelle peine à s’imposer dans le design d’interface, Aloïs Riegl offre une clé d’analyse décisive. Dans Les éléments de l’œuvre d’art, il distingue deux régimes fondamentaux de perception : la visualité optique, propre à la peinture illusionniste et fondée sur une vision lointaine, organisée, distante ; et la visualité haptique, liée à la proximité, à la surface, à la mémoire du geste. Voir, pour Riegl, ne suffit pas à saisir une forme en profondeur : seule l’expérience du toucher, ou le souvenir du contact, permet de compléter ce que l’œil perçoit en deux dimensions.
Dans cette optique, la perspective linéaire – qui cherche à créer l’illusion de la profondeur à travers des fuyantes géométriques – appartient au régime strictement optique. Elle organise l’espace pour le regard seul, en l’éloignant du corps. C’est un mode de représentation sans contact, qui fait du spectateur un observateur extérieur. Or c’est précisément ce modèle que les interfaces numériques ont évité, même lorsqu’elles en avaient les moyens techniques. Car l’expérience de l’interface ne se vit pas dans la distance : elle se joue à hauteur de main, dans un rapport co-sensible entre regard et geste, entre surface et interaction.
Un exemple emblématique de cette tension peut être trouvé dans le flipbook d’iOS (jusqu’à iOS 6), qui simulait le feuilletage d’un carnet en 3D. Ce geste iconique, célébré pour son réalisme et sa finesse, relevait pleinement du skeuomorphisme. Il figurait une interaction familière par une métaphore visuelle matérialisée. Pourtant, malgré son succès symbolique, cette approche n’a pas survécu : trop lourde visuellement, peu cohérente avec les logiques d’efficacité, elle simulait trop sans engager réellement. Elle faisait voir l’interaction plus qu’elle ne la faisait sentir.
Plus largement, chaque tentative d’interface en véritable 3D perspective – bureaux en perspective fuyante, environnements immersifs en WebGL, ou OS expérimentaux comme BumpTop – se heurte à une même limite : l’éloignement sensoriel. Ce sont des espaces conçus pour les yeux, non avec les mains. Ils relèvent d’une visualité optique pure, détachée de l’action, éloignée de toute interaction corporelle. Ils convoquent le régime de la peinture illusionniste plus que celui du graphisme tactile.
L'expérience de l’interface ne se vit pas dans la distance : elle se joue à hauteur de main.
C’est pourquoi les environnements graphiques les plus efficaces aujourd’hui — Android, Material Design, les dernières interfaces Apple — renoncent à la profondeur réaliste. Ils privilégient une épaisseur suggérée : ombres portées, élévations minimales, animations réactives, superpositions simples. Ces éléments n’imitent pas un espace tridimensionnel : ils produisent une sensation de relief à même la surface, sans quitter le plan. Ils convoquent une perception haptique, proche du bas-relief : une matérialité fine, adaptée à l’interaction du doigt, non à la contemplation distante.
L’interface, dans ce cadre, ne cherche pas à représenter un monde en 3D. Elle cherche à être praticable. Et c’est bien ce que Riegl nous permet de comprendre : une interface trop lointaine, trop organisée selon des fuyantes, cesse d’être un espace de contact. Elle devient image pure, décoratif ou démonstratif — mais inopérante pour le geste.
Face à l’échec récurrent des interfaces en perspective 3D, une autre voie se dessine : celle d’une visualité incarnée, fondée non sur la représentation illusionniste, mais sur l’expérience perceptive. Si les illusions optiques échouent à créer un véritable engagement sensoriel, c’est peut-être qu’elles présupposent un regard frontal, distant, désengagé. À l’inverse, les environnements qui sollicitent une perception active — Android, Material Design, interfaces gestuelles — ne cherchent pas tant à représenter l’espace qu’à le rendre praticable, à mobiliser le corps dans l’image.
Ce basculement du visuel vers le perceptif invite à interroger les conditions mêmes de l’apparition visuelle : que se passe-t-il lorsqu’une image ne se donne plus à voir, mais à atteindre, à traverser, à activer ? Ce questionnement, radical pour le design d’interface, trouve un terrain fertile dans l’un des plus anciens régimes de l’image gestuelle : les parois des grottes. Avant l’écran, il y a eu la pierre ; avant l’interface, l’image-matière. Et c’est dans cet écart historique, mais cette proximité sensorielle, que peut s’ouvrir une nouvelle comparaison : non plus sur les formes représentées, mais sur les modes d’accès, les gestes de lecture, les chorégraphies perceptives qu’elles supposent.
Chorégraphie perceptive : de la grotte à l’interface
Si les figures pariétales ne peuvent être dissociées de la matière qui les porte, elles ne peuvent non plus être comprises indépendamment des conditions dynamiques de leur perception. Dans les grottes, l’image ne se présente jamais comme un objet stable, intégralement visible, offert à une contemplation fixe. Elle suppose au contraire une expérience située, fragmentaire, en mouvement, structurée par la lumière, le déplacement et l’orientation du corps dans l’espace.
L’éclairage, dans ces espaces souterrains, est fondamentalement instable. Le recours à des lampes à graisse, des torches ou des flammes nues produit une lumière vacillante, mobile, aux effets irréguliers. Comme l’ont montré Jean Clottes et David Lewis-Williams, cette instabilité lumineuse n’est pas un obstacle, mais un principe d’activation de l’image. L’oscillation des ombres, les contrastes changeants, les éclats imprévus créent une perception animée : les figures semblent bouger, apparaître, se transformer. L’image n’est plus un objet figé : elle devient événement perceptif, apparition partielle, figuration émergente.
Ce phénomène visuel est indissociable d’une mobilisation du corps du spectateur. Dans de nombreuses grottes, les figures sont disposées de manière à conditionner la position du corps : il faut se pencher, reculer, s’approcher, lever les yeux ou orienter la lumière pour les voir. La visibilité est relative, partielle, toujours contextuelle. L’image n’est pas seulement perçue par les yeux : elle est co-produite par le mouvement du corps dans l’espace. Elle engage une lecture en acte, une participation incarnée, à la fois spatiale et temporelle.
Le doigt sur l’écran joue en quelque sorte le rôle de la lampe dans la grotte. Il ne se contente pas d’activer une commande : il révèle, fouille, met au jour des états visuels. Les animations, transitions, effets de réponse sont les équivalents numériques des ombres oscillantes sur la paroi. Ils ne sont pas décoratifs : ils organisent la perception dans le temps, la rendent lisible, fluide, expressive. En apportant un feedback visuel immédiat, ils concrétisent l’action, la rendent palpable, presque tangible. Chaque glissement, chaque pression, chaque changement d’état est ainsi incarné visuellement, et devient expérience sensible, non plus purement fonctionnelle, mais sensoriellement signifiante.
L’interface contemporaine ne fonctionne pas comme une simple surface de commande, mais comme une membrane réactive, une peau sensible qui répond au geste. Elle organise non pas un scénario d’usage abstrait, mais une scénographie sensorielle, une chorégraphie du corps dans l’espace du visuel. Le design d’interaction, ici, ne s’adresse pas à une raison calculante, mais à une perception en mouvement, à une mémoire tactile, à un regard qui explore.
Ce rapprochement entre grotte et écran ne vise pas à établir une équivalence naïve, mais à mettre en lumière une structure commune : dans les deux cas, l’image est liée au geste, au corps en déplacement, à une proximité modulée qui construit la perception. L’image ne s’impose pas : elle advient. Elle n’est pas reçue : elle est négociée dans l’instant, selon un rythme sensoriel propre à chaque contexte d’apparition.
C’est cette co-dépendance entre image, matière et mouvement corporel qui prépare le terrain pour une autre dimension, plus instable et plus sensorielle encore : celle d’une apparition conditionnée par les reliefs, la lumière et l’instabilité perceptive. Avant même de figurer quoi que ce soit, l’image naît d’un milieu chaotique — une scène mouvante, tactile, incertaine — où le visible ne se donne pas, mais se cherche, s’éprouve, s’arrache à l’obscurité.
L’interface contemporaine ne fonctionne pas comme une simple surface de commande, mais comme une membrane réactive.
Une matrice chaotique : lumière, magie et hallucination
Dans les grottes paléolithiques, l’image n’émerge jamais d’un plan neutre. Elle surgit d’un substrat chaotique, crevassé, irrégulier, habité de reliefs et d’aspérités. La surface même devient scène incertaine, où la matière joue un rôle actif dans la construction visuelle. L’éclairage y est instable, produit par des lampes à graisse ou des torches : une lumière vacillante, mobile, qui crée des ombres oscillantes, des effets de profondeur variable, des perceptions en transformation permanente.
Ce dispositif lumineux n’est pas un simple moyen technique : il est fondamentalement perceptif. Comme l’ont montré Jean Clottes et David Lewis-Williams, cette instabilité sensorielle active l’image plus qu’elle ne l’éclaire. Elle fait apparaître, au lieu de montrer. L’image n’est pas stable : elle est événement, phénomène en cours, apparition partielle. Elle suppose une mobilisation du corps, un déplacement du regard, une implication du geste.
C’est pourquoi ces images ne se laissent pas réduire à leur forme. Elles sont liées à une expérience rituelle, à des états de perception modifiés, à une relation magique au visible. L’image devient interface symbolique, médiation vers l’invisible, seuil actif entre monde humain et monde autre.
Dans ce contexte, les mots d’Ettore Sottsass trouvent un écho inattendu :
« J’ai toujours pensé que le design commençait là où finissent les processus rationnels et où commencent ceux de la magie. » (Domus n°386, janvier 1962)
Cette phrase ouvre une brèche dans le rationalisme contemporain du design. Elle désigne une zone incertaine, intuitive, souvent négligée — mais essentielle. Une zone où le design ne se contente pas de résoudre, mais fait surgir, trouble, invoque. Une magie visuelle, non spectaculaire, mais sensorielle, active, émotionnelle.
Or, cette magie n’est pas absente du numérique. Elle renaît dans ses formes les plus algorithmiques. Le design génératif, fondé sur des procédés pseudo-aléatoires comme le bruit de Perlin, explore des territoires de formes imprévisibles, mouvantes, habitées de hasard contrôlé. Ces images ne sont pas composées : elles sont engendrées, parfois même en temps réel, par des flux de données, des algorithmes dynamiques, des écosystèmes visuels.
Les interfaces connectées à l’open data, aux API en direct, prolongent cette logique : ce sont des parois numériques réactives, toujours en transformation, activées par le monde lui-même. Elles ne représentent pas : elles réagissent, révèlent, mutent. Le geste n’y déclenche pas une commande figée, mais ouvre un espace d’apparition.
Ce retour de la magie s’incarne enfin dans un mot inattendu : hallucination. Longtemps réservé à la pathologie ou au rêve, il qualifie désormais les IA génératives. Elles sont dites « hallucinantes » parce qu’elles produisent sans référence directe, qu’elles invoquent des formes à partir du vide apparent, dans un processus d’apparition sans fond stable. Le numérique, ici, renoue avec le rêve, avec l’intuition, avec une forme d’activation poétique du réel.
Et si, comme le demandait Philip K. Dick, « les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? » (Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, 1976), les machines d’aujourd’hui rêvaient non de bétail synthétique, mais d’images sensibles à même la matière numérique ?
Ce retour de la magie s’incarne enfin dans un mot inattendu : hallucination.
Cette hypothèse fictionnelle prend désormais une résonance concrète : l’image générée ne se contente plus de simuler, elle surgit, fluctue, dérive dans un espace instable, perceptivement actif.
Ainsi, du chaos lumineux des grottes à l’imprévisibilité algorithmique des interfaces, une même dynamique de l’image émergente traverse les âges : l’image n’est pas donnée, elle est appelée, co-produite, mise en mouvement par un dispositif — matériel, corporel, logiciel — qui dépasse la seule vision pour engager l’ensemble des forces perceptives et imaginatives du spectateur.
Le chaos germe de la paroi
La paroi préhistorique n’est pas un support neutre : elle est une matière vivante, irrégulière, accidentée, qui accueille le geste du peintre sans jamais s’y soumettre complètement. Elle résiste, suggère, provoque des formes. Dans l’obscurité mouvante de la grotte, sous l’éclairage instable des torches, elle devient un chaos visible, un terrain d’apparition, un brouillage perceptif qui ne fait pas obstacle à la représentation, mais en constitue la condition.
Gilles Deleuze a donné à ce phénomène un nom décisif : le chaos-germe. Il ne s’agit pas d’un désordre stérile, mais d’un chaos fécond, qui contient en lui toutes les lignes possibles, tous les devenirs de la forme. Dans Francis Bacon. Logique de la sensation, il écrit :
« Le fond ne doit pas précéder la forme, il doit apparaître avec elle, surgir en même temps qu’elle ou même après elle… Le fond est chaos, mais chaos-germe, ou matériau en formation […]. Il est fond précisément parce qu’il est matière-mouvement, matière-flux, matière fluide, circulation, vibration […]. Le fond n’est plus ce qui est derrière, c’est ce qui soulève, entraîne et emporte. » (Deleuze, 1981, pp. 106–107)
Dans les grottes, ce fond-chaos est littéral : la paroi est le sol d’un monde en germination. Elle nourrit la forme. Elle guide la main. Le peintre ne projette pas une image sur une surface plane : il la déchiffre dans le relief, il l’épouse, il l’active. Le chaos n’est pas à éliminer : il est ce qui rend la création possible.
De la même manière, pour le designer contemporain, ce chaos-germe n’a pas disparu. Il ne se trouve plus dans la roche, mais dans un enchevêtrement de données perceptives, de mémoires visuelles et haptiques — celles de son propre corps, celles des utilisateurs, celles du monde qu’il habite. Ce chaos est le tissu sensoriel du présent : un entrelacs d’expériences, de tensions, de gestes, d’intuitions non formulées.
Le designer ne doit pas simplifier le monde, mais créer des zones de complexité habitables.
Mais le design moderne, porté par une volonté de maîtrise optique, tend à rejeter ce fond complexe. Il simplifie, organise, aplatis les formes, les interactions, les sensations. Il cherche à éliminer le trouble, à contrôler la perception. Et ce faisant, il assèche la puissance expressive de l’interface.
Contre cette tentation analytique, il faut revendiquer une approche sensible, située, incarnée : une présence au support, une déambulation perceptive, une manière d’habiter le chaos au lieu de le réduire. Le designer ne doit pas simplifier le monde, mais créer des zones de complexité habitables, des espaces d’intensité qui accueillent les gestes, les affects, les tensions du corps.
C’est en ce sens que résonne — non comme un slogan, mais comme un déplacement méthodologique — la célèbre formule de Bruno Munari : « Le design n’est pas une profession mais une attitude » (Artista e designer, 1971). Une attitude, donc : non pas résoudre, mais s’engager ; non pas représenter, mais cohabiter avec le vivant ; non pas organiser l’image, mais travailler avec ce qui déborde.
Ce déplacement s’enracine dans une autre dimension essentielle de son œuvre, développée dans Design et communication visuelle (1968 ; trad. fr. Pyramyd, 2014), où Munari insiste sur l’observation attentive des formes produites par la nature — nervures de feuilles, stries de coquillages, surfaces de bois, motifs de peau ou d’écorce — comme réservoirs de structures visuelles. Ces motifs ne sont pas décoratifs : ils témoignent d’une intelligence organique, d’un équilibre entre fonction, matière et perception. Pour Munari, le design devrait s’inspirer de cette logique naturelle, où la forme n’est jamais gratuite, mais toujours issue d’un rapport sensible entre matériau, usage et environnement.
Dans cette perspective, réintégrer ces formes dans le design numérique, ce n’est pas céder à une esthétique « naturelle », mais réapprendre à concevoir des interfaces enracinées dans la sensation, capables de faire écho à la richesse perceptive du monde vivant. C’est faire du design un prolongement de la nature, non au sens mimétique, mais dans sa capacité à produire du sens à partir de la matière, à composer avec elle plutôt qu’à la recouvrir.
Conclusion : pour un design situé, incarné, vivant
Ce parcours, de la paroi préhistorique à l’interface contemporaine, nous invite à repenser en profondeur notre rapport à l’image numérique. En revenant aux pratiques graphiques les plus anciennes, nous avons vu que le geste précède le signe, que l’image ne se projette pas sur un support neutre, mais qu’elle émerge d’un dialogue avec la matière, avec le corps, avec la lumière. L’art pariétal nous rappelle que toute image est d’abord une expérience perceptive, située, incarnée.
À partir des notions de trait, de surface et de relief, nous avons interrogé le rôle sensoriel de la ligne, non comme simple abstraction visuelle, mais comme trace habitée, relief minimal, stimulus haptique. L’œil y prolonge la main, le regard y devient toucher — jusqu’à transformer la surface en un espace à explorer, à habiter.
Cette attention au corps se prolonge dans la réflexion sur la distance et l’échelle, où nous avons montré que la perception d’une image dépend de la posture du spectateur, de son engagement sensoriel, de son mouvement dans l’espace. De la grotte à l’écran, la lisibilité d’une forme est inséparable d’un régime de proximité : regarder, s’approcher, toucher ne relèvent pas de trois moments distincts, mais d’un même processus de lecture incarnée.
En revisitant l’histoire du design d’interface, nous avons mis en lumière une tension entre visualité optique et visualité haptique, entre lisibilité cognitive et engagement sensoriel. L’illusion perspective, si puissante dans l’histoire de l’art occidental, échoue à produire un environnement habitable, parce qu’elle relègue le corps au second plan. À l’inverse, les interfaces les plus opérantes aujourd’hui sont celles qui, comme le Material Design, offrent une structure perceptible, un espace praticable, un monde sensible de signes.
Enfin, en interrogeant l’image comme événement perceptif, comme apparition mouvante dans un milieu instable, nous avons souligné l’importance du fond-chaos dans tout acte de création. La lumière vacillante des grottes, les gestes tâtonnants, les textures imprévisibles, mais aussi les formes génératives du numérique contemporain, composent un territoire d’émergence : l’image n’est pas donnée, elle advient, au croisement du geste, du support et de l’imaginaire.
Dès lors, reconvoquer l’art dans le design ne relève pas d’un luxe décoratif ou d’un supplément d’âme, mais d’une nécessité critique. Face à la standardisation des interfaces et à l’appauvrissement sensoriel de nos environnements numériques, il devient urgent de replacer l’expérience humaine — sensible, située, expressive — au centre de la création. Cela suppose de repenser :
les méthodologies du design, en les ouvrant à l’expérimentation, au doute, à l’imprévisible, comme autant de pratiques artistiques de l’enquête et de la transformation du milieu ;
les formes, qui ne s’adressent pas seulement à l’œil rationnel mais engagent le corps, la main, la mémoire du toucher, l’émotion du geste — comme l’a si bien compris Bruno Munari, en montrant que les structures du monde naturel, ses textures, ses motifs, ses rythmes, peuvent nourrir une sensibilité formelle au cœur du design contemporain ;
les intentions, enfin, qui ne visent pas uniquement à résoudre un problème fonctionnel, mais à créer les conditions d’une relation vivante, d’un espace de présence, d’un monde habitable ;
les pédagogies du design, qui doivent cesser de séparer technique et sens, projet et sensation, et redevenir des milieux d’apprentissage ancrés dans le faire, l’écoute et la perception, capables d’éveiller des gestes justes plutôt que de transmettre des protocoles standardisés ou des modèles cognitifs abstraits, détachés des dynamiques perceptives et corporelles de la création.
Le design tactile, s’il veut échapper à la réduction utilitariste de ses formes, doit retrouver le geste fondateur du peintre des grottes : non celui qui impose une image, mais celui qui écoute la surface, s’accorde au chaos, fait surgir une forme qui vibre.
Ce n’est qu’en renouant avec cette puissance d’agir partagée entre matière, image et corps, que le designer pourra créer non pas des produits, mais de véritables milieux de vie.