Un design sous-verre — pour une matériologie de l’interface-écran
11/10/2025
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L’omniprésence des écrans dans nos vies contemporaines a conduit à une naturalisation de leur usage, de leur esthétique, de leur matérialité. On les regarde, on les touche, on les traverse du regard, comme s’ils étaient neutres, transparents, immatériels. Et pourtant, ce que nous touchons en premier lieu, ce que nous regardons toujours en dernier, c’est du verre. Un verre froid, lisse, dur, souvent brillant, parfois réfléchissant. Un verre qui recouvre l’image, la filtre, la transforme, parfois même l’altère. Un verre qui fait écran à l’écran.
Ce constat, simple en apparence, ouvre un champ de réflexion considérable. Il nous invite à déplacer le regard porté sur l’interface numérique : non plus l’envisager comme surface abstraite ou canal fonctionnel, mais comme objet concret, sensible, situé. Ce que nous proposons ici, c’est une matériologie de l’interface-écran — c’est-à-dire une lecture attentive de la matière qui la constitue, la contraint, la transforme.
Nous faisons l’hypothèse suivante : le design d’interface est aujourd’hui un design sous-verre. Non pas seulement au sens technique — une image située sous une plaque de verre —, mais au sens esthétique et sensoriel. L’image numérique est toujours déjà encapsulée, recouverte, réfléchie, fragmentée. Elle est faite de couches, de brillances, de reflets, de résistances. Elle est située dans un monde de lumière et de matière, non suspendue dans une abstraction sans support.
Cette approche conduit à reconsidérer certaines notions fondamentales du design graphique et de l’UX design — lisibilité, contraste, profondeur, texture, couleur — à partir de leur rencontre avec la matière. Elle invite aussi à réhabiliter des figures visuelles et sensibles longtemps écartées par les cultures numériques modernes : le marbre, la laque, l’obsidienne, la céramique, le bois poli. Ces matériaux trouvent aujourd’hui une nouvelle légitimité visuelle à l’écran : non comme citations figuratives, mais comme résonances perceptives.
Enfin, cette étude se veut critique. Elle interroge l’idéologie d’immatérialité qui continue de structurer une grande part des imaginaires numériques. En replaçant la matière — et plus précisément le verre — au cœur du processus de conception, elle redonne à l’interface sa complexité constitutive : celle d’un lieu de superposition entre image et reflet, entre toucher et vision, entre abstraction et opacité.
Le texte s’organise en trois temps : d’abord, une exploration des propriétés haptiques du verre — le lisse, le dur, le froid — qui façonnent l’expérience tactile de l’image ; ensuite, une analyse de ses effets optiques — transparence, brillance, reflets — qui modifient notre perception visuelle ; enfin, une ouverture vers les régimes symboliques que continue d’activer toute image, même numérique, même sous verre.
Pour engager cette démarche, nous commencerons par le plus immédiat, le plus tactile : ce que le verre donne à sentir. Car avant de réfléchir la lumière ou de transmettre une image, l’écran s’impose par sa présence physique — une surface que l’on effleure, que l’on frappe, que l’on tient en main. Le design sous-verre commence donc par la matière sensible : le lisse, le dur, le froid.
Le lisse, le dur et le froid
Lissité : une rugosité proche de zéro
La première propriété du verre — et sa qualité tactile la plus immédiate — est sa lissité. Au contact, l’écran oppose une surface continue, sans accroche, sans relief, qui glisse sous le doigt sans offrir de résistance. Ce caractère lisse peut être décrit techniquement par un paramètre précis : la rugosité, c’est-à-dire l’écart moyen entre les aspérités microscopiques d’une surface. Dans le cas du verre, cette rugosité est proche ou égale à zéro (voir tableau 1) ce qui en fait l’un des matériaux les plus uniformes du point de vue tactile.
Cette absence d’irrégularité le rapproche de surfaces hautement polies comme certains métaux (acier inoxydable, aluminium anodisé), certaines pierres (marbre, obsidienne) ou encore des bois précieux vernis à grain très fin (ébène, palissandre, loupe de noyer). Une telle planéité transforme le verre en surface idéale pour le geste numérique : effleurer, balayer, glisser, scroller deviennent des mouvements continus, sans friction perceptible. Le lisse n’est pas ici seulement une sensation, mais une condition opératoire du design d’interface, qui construit l’image comme surface pure, sans aspérité matérielle apparente.
Surface | Rugosité (microns) |
---|---|
Poli « miroir » | 0 |
Verre courant | 0,1 |
Surfaces polies | 0,5 |
Tôle d’aviation | 2 |
Excellente peinture au pistolet | 5 |
Planche de bois rabotée | 15 |
Peinture aéronautique de série | 20 |
Acier galvanisé nu | 50 |
Ciment bien lissé | 50 |
Revêtement asphalté | 100 |
Tôle galvanisée au bain | 150 |
Avion mal peint au pistolet | 200 |
Surface de fonte d'acier | 250 |
Planche de bois brut | 500 |
Surface de béton moyenne | 1000 |
Tableau 1 : Indices de rugosité de différents matériaux
Dureté : une résistance perceptible
La seconde propriété du verre est qu’il est perçu comme un matériau dur qui oppose au toucher une résistance immédiate, sans souplesse ni absorption. Sous la pression du doigt, il ne se déforme pas. Il restitue l’effort sans l’amortir, dans un rapport de surface tendu, inaltérable, sans flexibilité. Ce que nous appelons ici dureté perçue correspond donc à une rigidité mécanique traduite en expérience tactile : une surface qui ne cède pas, qui ne se plie pas, qui impose sa forme.
Cette rigidité se mesure à travers le module d’élasticité (ou module de Young), exprimé en gigapascals (GPa). Il indique la capacité d’un matériau à résister à la déformation sous une contrainte : plus le chiffre est élevé, plus le matériau est rigide.
Le verre utilisé dans les écrans tactiles possède un module d’élasticité moyen d’environ 70 GPa, ce qui le situe parmi les matériaux les plus rigides couramment utilisés. À l’opposé, des matériaux naturels comme le bois ou le cuir présentent des modules bien plus faibles, ce qui explique leur souplesse perceptible au toucher.
Froideur : conductivité thermique et température perçue
La troisième propriété est plus complexe : il s’agit de la sensation thermique que le verre procure au toucher. Deux paramètres doivent ici être distingués :
La température réelle de l’écran, mesurée en degrés Celsius ;
Sa conductivité thermique (coefficient λ), qui mesure sa capacité à transmettre la chaleur ou le froid.
La température réelle de l’écran dépend d’abord de la température ambiante du lieu où il se trouve — comme pour tout matériau. Mais elle dépend aussi, de manière plus décisive, de l’activité du dispositif électronique lui-même. Un écran allumé, sollicité par des opérations graphiques, se réchauffe progressivement. À l’inverse, un écran éteint sera perçu comme froid, parfois glacé. La chaleur vient alors non seulement de l’écran en tant que tel, mais aussi de composants voisins : processeur, batterie, carte graphique — en particulier dans les smartphones.
Certaines technologies visent à neutraliser cette dimension thermique : les liseuses à encre numérique, par exemple, produisent peu ou pas de chaleur. Mais dans la majorité des cas, l’écran est un organe thermique actif, et sa température varie selon l’usage.
La conductivité thermique du verre, quant à elle, est estimée à λ ≈ 1,2. Ce chiffre le situe à proximité de matériaux comme :
les pierres naturelles : marbre, granite, grès, ardoise (λ entre 1 et 2),
la terre (λ = 0,75),
la brique (λ = 0,84),
le béton (λ = 0,92),
la bakélite (λ = 1,4),
l’eau (λ = 0,6).
En revanche, il reste très éloigné des métaux, dont la conductivité varie de λ = 20 (titane) à λ = 418 (argent), et des matériaux isolants comme le liège, la laine, la ouate ou le polystyrène (λ < 0,1). Il s’écarte aussi sensiblement du bois (λ ≈ 0,36), du papier (λ = 0,11) ou du cuir (λ = 0,088), qui procurent des sensations thermiques bien différentes.
Vers une logique de correspondance sensible
Que peut-on tirer de ces observations pour le design d’interface ? Une hypothèse simple, mais décisive : l’image-écran gagne en vraisemblance sensorielle lorsqu’elle reproduit ou évoque des matériaux dont les propriétés physiques correspondent à celles de l’objet-écran.
En d’autres termes, plus les qualités visuelles d’un motif affiché sur l’écran s’accordent avec les qualités matérielles réelles de ce support, plus l’effet de cohérence perceptive est fort. Cette cohérence repose ici sur quatre critères principaux :
la planéité (surface plane),
la lissité (rugosité ≈ 0),
la dureté perçue,
et une conductivité thermique λ ≈ 1,2.
Ces quatre critères définissent un champ restreint mais pertinent de matériaux analogues, particulièrement adaptés à la conception de textures à l’écran. Parmi eux :
les roches polies, comme le marbre ou de nombreuses pierres semi-précieuses ;
le béton, notamment dans ses variantes tendues, cirées ou polies ;
la bakélite et plusieurs résines composites, ou encore les verres synthétiques haut de gamme ;
certains bois durs vernis, comme le palissandre ou la loupe, dès lors que leur finition correspond à une surface λ-compatible.
Si le verre touche, il nous regarde aussi. Il capte la lumière, reflète le monde, interpelle notre œil autant que notre main. Après l’avoir approché par ses qualités tactiles, poursuivons notre enquête en changeant de sens : du toucher à la vision, du contact à l’éclat. C’est à la réflexivité du verre, à ses jeux de lumière et à ses effets miroirs, que nous consacrons maintenant notre attention.
Le transparent, le reflet et le miroir
La réflexivité de l’écran comme phénomène optique et esthétique
Le verre est transparent, mais cette transparence est trompeuse. Elle n’est jamais pure. À la surface de l’écran, elle laisse toujours filtrer une part de l’environnement : un reste de lumière, un éclat parasite, une ombre portée. Elle superpose au contenu visuel affiché par le dispositif une couche optique secondaire — instable, changeante, contextuelle — qui vient perturber la lecture tout en enrichissant l’expérience perceptive.
Le reflet n’est pas un accident visuel, il est inscrit dans la nature même du verre. Loin d’être un défaut, il constitue un paramètre actif du design, capable de troubler, redoubler ou recomposer l’image. Observons maintenant dans quelles conditions ces reflets surgissent, et comment leur intensité transforme l’écran en un véritable espace de miroir.
Le reflet : logique d’apparition et intensité variable
Les lois élémentaires de l’optique montrent que la présence et l’intensité d’un reflet dépendent directement du rapport entre la lumière émise par l’écran et celle de l’environnement. Plus l’écran est lumineux et l’espace ambiant sombre, moins le reflet est visible. À l’inverse, plus l’écran est sombre et l’environnement lumineux, plus le reflet devient présent — jusqu’à recouvrir parfois entièrement l’image.
Ainsi, pour éviter les reflets, il suffit soit d’éteindre la lumière ambiante, soit d’augmenter la luminosité de l’écran. Inversement, pour les faire apparaître fortement, il suffit de se placer dans une pièce très éclairée et de réduire la luminosité de l’écran : ce dernier devient alors un miroir — phénomène bien connu de tout utilisateur de smartphone ou d’ordinateur portable.
Cela explique pourquoi certaines interfaces sombres, conçues pour économiser de l’énergie ou reposer les yeux — le fameux dark mode — peuvent se transformer en véritables pièges visuels. Comme l’exprime ironiquement le texte d’origine :
« Le fameux dark mode, disponible aujourd’hui dans de nombreuses interfaces, peut vite se transformer en mirror mode si le niveau d’éclairage ambiant est trop élevé. »
Le contraste élevé entre un écran sombre et un environnement lumineux provoque une intensification des reflets. L’élégance visuelle du mode sombre se paie alors d’une perte de lisibilité — paradoxe qui mérite d’être interrogé dans les pratiques de design contemporaines.
Couleur, reflet et matérialité perçue
La capacité d’un écran à refléter ne dépend pas uniquement de sa luminosité, mais également des couleurs affichées. Les tons sombres accentuent la présence des reflets, tandis que les teintes claires les atténuent. Une interface en light mode, fondée sur des blancs ou gris très clairs, agit comme un voile lumineux, qui filtre les perturbations optiques ; là où les tons foncés les révèlent et les amplifient.
Cela entraîne un glissement sémantique : dans certains contextes lumineux, une couleur noire ne désigne plus seulement une teinte, mais une condition de réflectivité accrue. Le noir devient miroir. Le blanc devient surface diffuse. Entre ces deux extrêmes s’étend un champ d’effets visuels liés non seulement à la chromie, mais à la lumière, à l’environnement et à la nature même du verre.
Ces effets peuvent être mobilisés pour évoquer d’autres matériaux réfléchissants : un bois sombre pourra sembler laqué, un fond noir prendra les allures d’un marbre poli, un gris profond rappellera l’émail ou la céramique. Il devient alors possible de dresser une typologie visuelle fondée sur les combinaisons entre forme, couleur et effet de surface :
Forme-couleur-transparence
Forme-couleur-brillance
Forme-couleur-miroir
Comme le souligne le texte d’origine, ces combinaisons définissent un langage visuel composite, que l’on pourrait qualifier de graphico-optique, et qui, une fois enrichi des propriétés tactiles de l’écran, constitue un langage graphico-optico-tactile. Un langage qui associe à la forme et à la couleur du designer les reflets générés par la surface de l’écran.
Matériaux analogues et figures plausibles
Ces interactions lumineuses rapprochent la surface de l’écran d’une série de matériaux traditionnellement convoqués pour leurs qualités esthétiques réflexives. En particulier :
Le marbre noir (type Portoro ou Marquina), pour sa profondeur visuelle et sa brillance polie ;
Les laques asiatiques, notamment la laque de Chine, pour leur densité chromatique et leur effet miroir ;
Les bois vernis, tels que l’ébène ou le palissandre, dont les surfaces sombres renvoient une lumière douce et ponctuelle ;
Les verres décoratifs, mobilisés en design d’interface selon les principes du glassmorphisme : flou, transparence, superpositions lumineuses ;
Les céramiques brillantes, pour leurs textures lustrées et la profondeur de leur coloration.
Ce n’est donc pas tant la fidélité figurative qui importe, que la cohérence sensorielle entre l’image affichée et la surface qui la soutient. Cette logique d’écho entre matière réelle et matière simulée nous invite à une autre attitude : penser l’interface comme un champ optique situé, ouvert aux perturbations du monde réel — et non comme un espace fermé, lisse et abstrait.
Vers une écologie visuelle du reflet
Le reflet est donc une réalité optique inévitable, mais également une ressource esthétique. Il invite à penser l’interface non comme une surface neutre et stable, mais comme un espace mouvant, instable, perméable aux variations de lumière et de contexte. Il transforme l’image en une scène visuelle située — toujours partagée entre le dedans (l’image logicielle) et le dehors (l’environnement réfléchi).
Penser le reflet dans le design d’interface, c’est reconnaître que l’écran est habité : par la lumière du monde, par les objets qui lui font face, par le regard qu’il reflète. Il ne projette pas seulement une image : il en accueille d’autres. Il compose avec l’extérieur — parfois contre lui.
C’est dans cette logique que nous proposons de reconsidérer la surface de l’écran comme champ optique : non plus simplement comme support de projection, mais comme espace d’interférence, de résonance et de perturbation. Une interface qui compose avec le verre doit alors intégrer cette complexité, cette superposition d’images, cette poétique du trouble.
Conclusion
Explorer le design d’interface à travers le verre, c’est refuser de considérer l’écran comme une abstraction fonctionnelle ou une simple surface de projection. C’est reconnaître que toute image numérique repose sur une matérialité active — celle du support, du geste, de la lumière — qui engage à la fois le sensible, le technique et le visuel.
En interrogeant les propriétés haptiques du verre — rugosité minimale, dureté, conductivité thermique — puis ses effets optiques — transparence, brillance, réflexivité — nous avons esquissé une matériologie de l’interface-écran : une approche attentive à ce que la matière impose à l’image, à ce qu’elle rend possible, mais aussi à ce qu’elle perturbe. L’interface ne peut plus être pensée comme un canal neutre, mais comme un champ d’interférences, où l’image logicielle se mêle aux conditions matérielles de sa propre apparition.
Cette lecture appelle à une ouverture plus fondamentale : celle du symbolique dans l’image. Car toute image, même numérique, même encadrée de verre, continue d’activer des régimes de sens profonds — mythologiques, psychanalytiques, transcendantaux. Elle ne se limite pas à représenter ou à interagir : elle évoque, elle transforme, elle engage des rapports à l’invisible. C’est à cette condition qu’elle touche, qu’elle fait monde, qu’elle agit. Une théorie contemporaine de l’image à l’écran ne peut faire l’économie de cette dimension : elle doit se hisser à la hauteur de ce que l’expérience visuelle humaine engage — une relation au visible travaillée par l’invisible, où la matière même devient support de projection intérieure.